La crise économique et financière est l’occasion de prendre conscience que la régulation des marchés concurrentiels est plus que jamais nécessaire à notre temps d’incertitude. L’économie de marché doit être maîtrisée, éduquée au bénéficie de tous, les entreprises et les consommateurs. L’économie a donc besoin d’une régulation concurrentielle plus efficace. Il est à noter cependant que la conception d’une telle stratégie d’avenir ne peut se faire sous le prisme d’une logique sectorielle de la régulation. La notion de régulation a donné lieu à de nombreux écrits. Souvent présentée comme la forme la plus moderne et la plus performante de l’intervention de l’État dans la gestion de l’activité économique, la régulation demeure pourtant l’un des termes les plus complexes à saisir dans la science juridique. Sa complexité n’est pas seulement due au fait que l’usage de la régulation se soit généralisé avec le développement d’activités économiques au plan mondial, régional, national ou local. Elle est bien plus profonde et touche au contenu variable de la notion elle-même. En effet, la difficulté à définir ce qu’est la régulation génère, encore aujourd’hui, d’âpres disputes doctrinales. Les débats sont vifs, voire conflictuels, et reposent pour l’essentiel sur le caractère polysémique de la notion. Plus significative est l’expression de Monsieur Cl. Lucas de Leyssac pour qui le mot régulation est le plus « amphibologique » de notre vocabulaire juridique actuel, ce qui explique sans doute l’ampleur des définitions données tant en droit privé qu’en droit public, malheureusement sans qu’il y ait toujours de corrélation entre elles. De là découle une conséquence négative qu’il convient d’évoquer : deux logiques juridiques s’opposent inéluctablement et cette opposition peut être exprimée sous la forme d’une question : faut-il concevoir la régulation comme un processus (au sens du droit public économique) ou comme un état d’équilibre (au sens du droit privé de la concurrence) ? Mais, avant d’y répondre, quelques observations utiles appellent notre attention sur la pertinence de la démarche qui consiste à fixer une définition claire et unitaire de la régulation, suscitant l’adhésion de tous, dans le cadre de notre étude.
En premier lieu, alors que son emploi est de plus en plus fréquent dans la pratique des affaires, la notion de régulation n’est mentionnée dans aucun dictionnaire général, à l’exception de certains précisant que le mot trouve sa racine dans les locutions latines « regere » (diriger, dominer) et « regula » (règle) et qu’il serait apparu dans la langue française au milieu du XIXe siècle dans le vocabulaire scientifique pour rendre compte du fonctionnement correct d’un système complexe (corps humain, machine). Or, comme l’écrit justement Monsieur M. Gentot, « il n’est absolument pas sûr que cette définition soit transposable en matière juridique parce que le fait d’agir sur un système complexe implique que le régulateur est un acteur qui intervient d’une manière décisive ; [ce qui] n’est pas toujours le cas, nous le savons bien : coordonner le fonctionnement accuse cette impression de centralisation, d’autoritarisme que justement le concept de régulation veut éviter ». Cela expliquerait aussi, peut-être, pourquoi la loi n° 2001-420 du 15 mai 2000, dite loi des « nouvelles régulations économiques », ne propose paradoxalement aucune définition.
En deuxième lieu, bien que la régulation ait trouvé initialement sa justification économique dans la littérature anglo-saxonne contemporaine, elle souffre encore en droit français de son homonymie avec le mot anglais « regulation », lequel se traduit par « réglementation ». Du point de vue de Madame M.-A. Frison-Roche, cette subtilité du vocabulaire exprime l’évolution de l’organisation de l’économie française, « passée d’un système de secteurs réglementés à un système de secteurs régulés ». Il importe néanmoins de mettre en garde contre tout risque de confusion entre l’élaboration de règles et leur mise en œuvre, si l’on ne veut pas accroître le doute. C’est d’ailleurs sous cet angle que Monsieur J. Gallot saisit la régulation lorsqu’il écrit qu’il s’agit aujourd’hui « d’un concept à la fois mystérieux, fourre-tout et catalogué. Il est donc à la fois très employé et très critiqué, probablement parce que l’on ne sait pas très exactement ce qu’il regroupe et aussi en raison de son origine et de son acceptation anglo-saxonne ».
En troisième et dernier lieu, les vives controverses doctrinales autour de la définition de la régulation génèrent un certain scepticisme qui a tendance à se propager au sein de la doctrine. Certains voient par exemple dans la régulation une « notion fragile », fragilité qui s’expliquerait par un manque total d’unité de ses manifestations quant aux organes qui l’exercent, sans compter que l’ampleur et la nature de ses conséquences sont encore relativement peu connues par les juristes, parfois même imprévisibles et surtout difficilement maîtrisables. Pour d’autres, si les origines de ce concept semblent identifiables, sa définition et son contenu exacts demeurent aujourd’hui encore une énigme.
Il nous faut, à présent, résoudre
l’« énigme » par la construction d’une définition suffisamment
« solide et large » pour dégager une unité conceptuelle, sans
laquelle il nous serait difficile de savoir ce qu’est précisément une « autorité
de régulation » et, a fortiori, de dresser un panorama complet des
autorités de régulation susceptibles d’entretenir des rapports dans le domaine
du droit de la concurrence. Pour y parvenir, il convient de partir d’un simple
constat dressé par Monsieur P.
Champsaur, ancien Président de l’ARCEP, pour qui « le terme régulation
est souvent employé au sens étroit de l’activité, de la mission d’une autorité
de régulation sectorielle indépendante (…). Il faut avoir en tête qu’au sens
juridique ou économique, la notion de régulation est beaucoup plus large ». Une question centrale s’impose alors : « De
quoi est constituée
Pour y répondre, la logique voudrait que l’on répertorie les définitions d’ores et déjà très variées en fonction des différents sens que l’on accorde à la régulation, pour ensuite soit procéder à un choix en faveur d’une ou deux acceptions – à condition de trouver bien évidemment un point d’ancrage –, soit compléter l’une d’entre elles pour lui donner tout son sens. En raison du caractère pluridimensionnel de la notion de régulation, nous pensons qu’il serait préférable et plus pertinent d’opter pour la seconde démarche méthodique ou réflexive. Le désir de ne pas emprunter des sentiers déjà balisés, joint à celui d’investir un champ encore relativement vierge, ne représente pas l’unique raison de ce choix. Une autre de ces raisons procède d’un impératif logique de rendre la matière clairement perceptible dans son contenu, dans sa substance et dans ses fins, en recherchant une définition unitaire.
La liste des définitions est pourtant longue, toutes oscillent entre une approche institutionnelle et économique de la notion. Brevitatis causa, posons que la régulation peut être comprise de façon large, mais aussi stricto sensu. Techniquement et strictement, tout d’abord, on peut relever que les grands penseurs du droit public la qualifient de nouvelle forme d’action publique s’adaptant aux évolutions rapides de l’économie de marché. Ainsi, Monsieur A. Jeammaud y voit « une œuvre de l’État régulateur » visant à assurer « sa stabilité » et « sa pérennité », sans exclure d’éventuels changements. Dans le prolongement de ce postulat, Messieurs G. Timsit et J.-L. Autin estiment pour leur part que la régulation remplit « une fonction de traitement des situations d’incertitudes » au service des pouvoirs publics, leur permettant d’ajuster en temps réel « les exigences maintenues du service public et l’efficacité escomptée de la logique marchande ». Cela rejoint assez nettement la définition négative apportée par Messieurs H. Dumez et A. Jeunemaître : « la régulation est une réponse aux problèmes créés par le jeu spontané des marchés en matière de production de biens et de fourniture de services ».
En résumé, dans un sens étroit, la régulation traduirait un processus de transition d’un « État acteur » dans l’économie à un « État régulateur » (ou « État arbitre ») de l’économie à travers la création d’autorités indépendantes de régulation de marché qui, du fait de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et du monde politique, de leurs compétences hautement techniques, de leur savoir-faire et de leur proximité avec les milieux d’affaires, assurerait à l’État un rôle d’impartialité et de neutralité compte tenu de sa participation dans le capital d’entreprises puissantes sur les marchés régulés. Corrélativement, la régulation, vue étroitement comme processus, introduirait deux idées particulières. D’une part, elle traduirait une crise de l’État providence et un déclin de la tradition régalienne dans le domaine économique : l’État serait confronté à des contraintes multiples, lui imposant de déterminer les règles du jeu et non plus de participer lui-même à leur utilisation, en qualité d’agent économique. D’autre part, elle désignerait une action intermédiaire entre la détermination des politiques publiques et la gestion proprement dite d’un secteur déterminé. Or, cette régulation du type régalien, ce qu’il est convenu d’appeler l’action de l’« État régulateur », ne correspond pas tout à fait au nouvel environnement dans lequel se déploie l’activité économique. C’est d’ailleurs particulièrement le cas dans les secteurs d’industries de réseaux où le développement spectaculaire des sciences et des technologies bouleverse les nombreuses sources d’origine réglementaire « qui manifestent la vigueur de l’action administrative comme instrument principal de la vie économique et sociale ». Il s’agit alors d’organiser ces marchés spéciaux, car leur organisation est au moins aussi intéressante et sans doute plus efficace que de les diriger. En outre, à supposer que les pouvoirs publics accordent une confiance bienveillante aux autorités indépendantes de régulation des marchés dans l’accomplissement de cette tâche, ce serait une raison suffisante pour promouvoir non plus l’image d’un « État régulateur », mais plutôt celle d’un « État garant » dont le rôle serait plus visible en période de crise économique et financière. Malheureusement, l’amalgame entre la régulation et la réglementation étatique des marchés est vite opéré et nombreux sont ceux qui pourraient en tirer argument.
C’est pourquoi les spécialistes du droit privé de la concurrence font au contraire une lecture in abstracto de la régulation et la comprennent dans un sens large. Ils mettent, en effet, l’accent tantôt sur l’effort de rationalisation, tantôt sur le maintien d’équilibres économiques. Dans le premier cas de figure, la régulation servirait à faire fonctionner correctement un système complexe à travers « l’action des mécanismes correcteurs qui maintiennent un système en existence », selon les termes du Président de l’Autorité de la concurrence, Monsieur B. Lasserre. D’autres auteurs insistent plutôt sur le fait que la principale caractéristique de la régulation est d’être définie par son but, celui d’organiser ou de maintenir des équilibres économiques. En ce sens, selon Madame M.-A. Frison-Roche, « la régulation consiste à instaurer ou maintenir les grands équilibres de secteurs d’activité qui ne peuvent par leur seule force les créer ou les maintenir » en raison de la particulière instabilité de l’état de la concurrence qui y règne. Il convient de souligner l’importance de cette conception large de la « régulation/équilibre » non seulement parce qu’elle semble mieux adaptée à notre sujet, mais surtout parce qu’elle implique d’entreprendre une analyse prospective à moyen et long terme et non pas strictement à court terme comme le suggère la « régulation/processus ».
On notera à ce stade qu’il est assez curieux que
Monsieur A. Delion ait tenté de définir la régulation en lui conférant à la
fois un sens strict et un sens large. D’après l’auteur, c’est « un mécanisme capable de
maintenir constant ou de faire varier, selon des lois déterminées, le
fonctionnement d’un système (sens strict). Son trait caractéristique est
d’être défini par son but, celui de maintenir un équilibre entre les forces et
éléments (sens large) ». On peut comprendre
ici qu’il ait voulu, peut-être dans un sens méthodologique ou pédagogique,
apporter un consensus sur la définition et les critères d’évaluation de la
régulation. L’approche paraît toutefois contestable parce qu’elle tend à
alimenter des confusions sémantiques en l’absence de lien logique (ou de
rapport de cause à effet) entre les deux critères susmentionnées.
Pour notre part, sans aucune méprise et pour les raisons évoquées précédemment, nous préférons reprendre à notre compte la définition de Madame M.-A. Frison-Roche, en vue de la compléter. En effet, nous observons qu’elle ne renvoie qu’à une partie des fonctions de la régulation, en particulier celles qui consistent à créer, en amont de l’intervention des acteurs économiques, les conditions nécessaires à l’instauration de la concurrence pour parvenir à un équilibre des structures concurrentielles des marchés anciennement monopolistiques. Or, la régulation a aussi pour fonction de créer ou maintenir, en aval des marchés, des équilibres de comportements individuels ou collectifs des opérateurs intervenant sur ces marchés régulés, en sanctionnant, le cas échéant, ceux qui violent les règles du libre jeu de la concurrence. C’est en ce sens que nous interprétons l’analyse de Monsieur Cl. Lucas de Leyssac sur la distinction à opérer entre concurrence et compétition. L’auteur souligne en effet que « si le droit choisit de soumettre un marché à la concurrence, il n’en résulte pas automatiquement l’installation d’une compétition » entre les opérateurs intervenant sur un marché concurrentiel. Il convient alors d’insérer dans la définition juridique que nous avons choisie le critère de l’équilibre entre compétiteurs intervenant sur le marché régulé. La combinaison de ces deux acceptions paraît bien plus que souhaitable, elle est devenue indispensable au regard de l’appropriation actuelle des thèses développées par Edwin Chadwick (1800 – 1890) qui opposait jadis la « concurrence pour le marché » (Competition for the Field) et la « concurrence dans le marché » (Competition within the Field).
Nous pourrions finalement définir, en droit
privé de la concurrence, la « Régulation » avec un grand
« R », c’est-à-dire celle qui s’exerce dans la plénitude de ses
fonctions, de la façon suivante : c’est l’action d’organiser ou de
maintenir des équilibres économiques lorsque le marché ne peut le faire à lui
seul, ces équilibres concernant autant les structures du marché, en amont
(concurrence), que les relations commerciales entre les entreprises intervenant
sur ce marché, en aval (compétition). La conjugaison de ces deux équilibres est
logiquement indispensable pour plusieurs raisons, deux d’entre elles seront
évoquées : d’une part, ces deux critères distincts de la régulation
poursuivent le même objectif ultime, celui de préserver l’intérêt du
consommateur; d’autre part, la notion de régulation, telle
qu’elle est définie ici, reflète assez bien l’activité des autorités
régulatrices de marché, celles-ci procédant systématiquement à une analyse
structurelle du marché en cause avant d’analyser le comportement des acteurs
économiques opérant sur ce marché. À partir de ces deux éléments de définition
de la régulation, serait-ce possible de proposer une définition juridique stricto
sensu de la notion d’autorité de régulation ? À suivre…