Invité par
Monsieur Amara ZITOUNI, Président du Conseil de la concurrence en Algérie,
à venir s'exprimer sur le thème "Le rôle du Conseil de concurrence dans
la régulation du marché" lors d'une conférence organisée
le 29 mai 2016 à l'Hôtel EL AURASSI de la ville d'Alger, Maître Mourad MEDJNAH
est intervenu pour apporter son expertise en la matière en insistant sur les
perspectives d'avenir.
Ci-après l'extrait de son intervention:
"
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Chers Collègues,
Je tiens
avant tout à vous remercier Monsieur le Président pour votre invitation à
participer à cette journée de travail consacrée au rôle du Conseil de la
concurrence.
J’ai
beaucoup apprécié les exposés précédents qui ont su dresser avec intérêt un
état des lieux des attributions et des compétences du Conseil de la concurrence
en matière de régulation des marchés libéralisés ou en voie de libéralisation.
Pour ma part, dans la continuité de ce qui a été dit, je m’attacherai plutôt à
l’avenir, à l’état de maturité de ce peut être le Conseil de concurrence en
tenant compte des réalités économiques qui s’imposent à lui, et surtout à la
spécificité de l’économie algérienne.
Au
préalable, il me paraît indispensable de clarifier le concept de régulation, en
raison de son caractère polysémique, et par application d’une ligne
méthodologique consistant à définir les notions complexes avant toute réflexion
et expression de ma pensée.
La
régulation de la concurrence se distingue de la régulation sectorielle. La
régulation sectorielle consiste à libéraliser un marché anciennement
monopolistique, autrement dit, assurer le passage d’une situation de monopole à
un état concurrentiel du marché, peu importe le nombre d’opérateurs présents
sur ce marché. Cette mission est spécifiquement prise en charge par les
régulateurs spécialisés que l'on nomme aussi autorités de régulation
sectorielles qui, comme leur nom l'indique, interviennent exclusivement
dans leur secteur de compétence. L'autorité générale de concurrence, quant
à elle, n'est censée intervenir qu'après l’introduction d’une concurrence pour
assurer son effectivité et son encadrement sur les marchés pertinents. On
parle alors de régulation de la concurrence. Celle-ci consiste à
rechercher, à organiser et à maintenir un double équilibre :
- en amont,
l’équilibre des structures d’un marché libéralisé, antérieurement caractérisé
par un monopole ;
- en aval,
l’équilibre des comportements, individuels ou collectifs, des opérateurs
intervenant sur ce marché.
J’insiste
sur ces deux équilibres, parce qu’il ne faut pas confondre
« concurrence » et « compétition ». La concurrence fait
référence au marché, tandis que la compétition a trait aux relations entre
compétiteurs. Cette distinction est d’autant plus importante qu’elle est
visible dans la pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence. Lorsqu’il
est confronté à des pratiques anticoncurrentielles, le Conseil procède d’abord
à une analyse structurelle du marché pertinent avant d’analyser le comportement
des entreprises opérant sur ce marché.
Toutefois,
le terme régulation est compris, en Algérie, dans un sens particulier.
Bien que se distinguant des notions traditionnelles de
« réglementation » et de « contrôle », les juristes et les
économistes algériens, mais aussi le législateur, parlent habituellement de
« régulation » pour désigner toute influence de l’Etat sur l’économie
libérale. L’Etat serait, en réalité, le vrai régulateur, soucieux d’éviter tout
risque de captation de l’intérêt général par des intérêts privés. Cette
régulation de type régalienne a eu pour effet de réduire la place du Conseil de
la concurrence dans le paysage institutionnel algérien. On ne peut que
regretter cette conception restrictive d’un « Etat régulateur », en
ce qu’elle produit dans la conscience collective un amalgame entre la
régulation indépendante (ou, a minima, autonome) et la réglementation étatique
de l’économie. Surtout, elle empêche le Conseil de la concurrence de devenir un
acteur incontournable et omniprésent de la régulation concurrentielle des
marchés libéralisés ou nouvellement libéralisés. Il faut, en effet, garder à
l’esprit qu’organiser un marché est sans doute plus efficace techniquement et
plus efficient économiquement que de le diriger.
C’est au
droit et aux autorités de s’adapter au marché, et non l’inverse. Le rôle du
Conseil de la concurrence ne peut être ni minimisé, ni figé. Il est amené à
évoluer dans un environnement concurrentiel en perpétuelle évolution sous la
pression de plusieurs facteurs à prendre en compte dans notre analyse, tels que
la mondialisation, l’intensité de la compétition entre opérateurs, l’état de
bien-être des consommateurs, le décloisonnement et l’interconnexion des marchés
nationaux, la libre circulation des marchandises, des personnes, des services
et des capitaux, la convergence des nouvelles technologies, avec pour prisme
l’accès à Internet, l’influence des expériences étrangères en matière
régulation, etc. C’est pourquoi le Conseil de la concurrence ne se contente pas
d’exercer un contrôle a posteriori ou ex post des
marchés, il est censé les réguler. Pour ce faire, il doté de compétences
générales qui s’appliquent à tous les secteurs d’activité. Il est une autorité
de régulation multisectorielle à compétences générales ou transversales. C’est
d’ailleurs ce qui le différencie des autorités de régulation sectorielles dont
les compétences sont strictement délimitées au secteur
d’intervention.
Le problème
est qu’il y a, en Algérie, un désordre. Ce terme me paraît plus approprié que
celui de « régression institutionnelle », relevé au cours de cette
journée. L’activité du Conseil est, en effet, bouleversée par un formalisme
encombrant. Depuis sa création en 1995, il a vu ses missions et ses
attributions maintes fois modifiées par le législateur :
-
l’ordonnance n° 95-06 du 25 janvier 1995 modifiée par l’ordonnance n° 03-03 19
juillet 2003, puis par la Loi n° 08-12 du 25 juin 2008 ;
- le décret
exécutif 11-243 du 10 juillet 2011, qui a été modifié par le décret exécutif
15-79 du 08 mars 2015 portant organisation et fonctionnement du Conseil.
Pourtant, il
ne suffit pas de légiférer pour réguler un marché. Au contraire, il faut, à mon
sens, sortir de cette logique bureaucratique de la régulation par la loi qui
nuit à l’activité régulatrice du Conseil, car, en matière de régulation, le
droit de la concurrence doit être un droit flexible, un droit souple, comme
condition préalable à toute forme de régulation d'un marché concurrentiel.
Compte tenu
de ces difficultés, il me paraît opportun de mettre en évidence trois
stratégies d’avenir qui me paraissent adaptées à l’activité actuelle du Conseil
de la concurrence, dans l’optique d’une meilleure lisibilité, visibilité et
cohérence de son action.
I.- La perspective d’un
renforcement du contrôle concurrentiel fondé sur l’analyse économique
Dans
l’exécution de la mission qui est la sienne, c’est-à-dire préserver le libre
jeu de la concurrence sur un marché pertinent, il ne faut pas que le contrôle
et les décisions du Conseil de la concurrence soient attentatoires à la liberté
d’action des entreprises, y compris celles qui sont en position dominante sur
le marché, dans la mesure où seul l’abus est répréhensible. Il revient donc au
Conseil d’évaluer avec précision les effets anticoncurrentiels d’une pratique
d’éviction qui tendrait à évincer du marché un ou plusieurs opérateurs, dits
efficaces ou potentiellement efficaces, à l’image d’un opérateur privé.
Dans cette
démarche prospective, le Conseil de la concurrence pourrait faire sienne
l’analyse économique telle qu’elle est pratiquée par d’autres autorités
nationales de concurrence. Plutôt d’importer des lois, importons en Algérie des
méthodologies d’analyse concurrentielle, des expériences positives de nature à
améliorer les capacités d’intervention du régulateur de la concurrence.
L’analyse
économique est une approche pragmatique ou « réaliste » qui tient
compte des réalités économiques et des spécificités du marché en cause pour
évaluer, avec une assez bonne probabilité, les effets d’une pratique
restrictive (entente illicite, abus de position dominante) ou d’une opération
de concentration économique sur le libre jeu de la concurrence et, a fortiori, sur le
bien-être des consommateurs. Concrètement, le Conseil de la concurrence devra
se fonder sur un faisceau d’indices, de nature juridique, technique, économique
ou économétrique, recueillis au cours de l’instruction du dossier, avant de
rendre sa décision. Cette évaluation se fait au cas par cas.
A titre
d’exemple, le Conseil a estimé que l’acquisition en 2014 de 51% du capital
social de d’Orascom Telecom d’Algérie (OTA) par
le Fonds national d’investissement (FNI), ne remet pas en
cause l’équilibre concurrentiel dans le marché de la téléphonie mobile, au
motif que l’acquisition d’une quote-part dans le capital social d’une société
ne signifie pas acquisition d’une part de marché. Dans le principe, le
régulateur a raison. Néanmoins, l’application d’une analyse économique aurait
conduit à une conclusion opposée. En effet, OTA est le premier opérateur privé
de téléphonie mobile en Algérie, commercialisé sous la marque Djezzy, leader sur
le marché en cause, loin devant l’opérateur historique Algérie Télécom.
Son rachat par l’Etat, à travers le FNI, conduit en réalité à créer un monopole
étatique sur le marché.
II.- La perspective
d’un pouvoir de sanction comme outil de régulation
Parce que la
sanction est au cœur du pouvoir régalien, seul le juge, garant des libertés
individuelles, devrait en avoir le monopole. Par exception (ou par contraste),
la plupart des autorités nationales de concurrence sont également dotées d’un
pouvoir de sanction parce qu’il constitue un outil efficace de régulation.
De la même
façon, le Conseil de la concurrence reste très attaché à l’effet de dissuasion
de la sanction contre les pratiques portant atteinte au bien-être des
consommateurs et causant un dommage à l’économie. Il peut prononcer des
sanctions pécuniaires dont le montant peut 12% du CA réalisé en Algérie par
application de l’article 56 de l’ordonnance 03-03 du 19 juillet 2003 modifiée
et complétée relative à la concurrence.
Le souci est
que depuis sa réactivation en janvier 2013 le Conseil n’a infligé de sanctions
pécuniaires que dans très peu de cas. Le renforcement de son pouvoir de
sanction, comme outil de régulation, devrait donc être encouragé politiquement
et assumé techniquement, afin de décourager les opérateurs économiques qui
seraient tentés de mettre en œuvre des pratiques restrictives de
concurrence.
III.- La perspective d’un
exercice exclusif de la régulation des marchés par le Conseil de la concurrence
J’ai la
conviction personnelle que l’intervention des régulateurs sectoriels aux côtés
de l’autorité générale de la concurrence met en péril, dans l’économie
algérienne, l’unité de l’ordre concurrentiel et du droit commun de la
concurrence. De façon symptomatique, j’ai pu le constater dans l’affaire SARL SERI c/ ALGERIE TELECOM en
2005. L’Autorité sectorielle de régulation des postes et des télécommunications
(ARPT) préconisait la prise en charge de l’instruction de cette affaire par ses
propres services en raison de sa proximité du marché, tandis que le Conseil de
la concurrence jugeait au contraire que l’affaire devait être instruite par ses
services par application des dispositions de l’article 50, alinéa 4 de
l’ordonnance 03-03 du 19 juillet 2003. L’absence de coopération entre le
régulateur sectoriel et le régulateur de droit de la concurrence est la cause
de ce conflit de compétences.
Pour éviter
tout blocage, source d’insécurité juridique, il suffirait d’instituer des
mécanismes de coopération entre les autorités de régulation (procédure de
consultation réciproque, création d’un groupe de travail conjoint, organisation
de formation réciproque, échanges d’informations, échanges d’experts lors d’un
enquête sectorielle ou concurrentielle, etc.).
La perspective
retenue serait, à terme, d’intégrer les régulateurs sectoriels au sein du
Conseil de la concurrence au fur et à mesure de la consolidation de l’état
concurrentiel dans les marchés régulés. L’intégration progressive des autorités
sectorielles au sein de l’autorité générale de la concurrence peut être un
modèle pour l’avenir. Cette projection demeure certes théorique, mais elle a au
moins le mérite de palier à l’absence de moyens humains au sein du Conseil et
de l’enrichir de compétences diverses.
En
définitive, à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle la
préservation de l’intérêt général dans un environnement concurrentiel est
possible, il revient à l’Etat et au pouvoir politique d’accorder une confiance
bienveillante au Conseil de la concurrence et de renforcer ses moyens humains,
financiers et matériels pour en faire un expert incontournable de la régulation
concurrentielle des marchés".