Le 10 mai
2018, Maître Mourad MEDJNAH a été invité à la journée d'étude organisée par le
Conseil de la concurrence à Alger sur le thème "Concurrence et régulation
du marché". Ci-après l'extrait de son intervention
intitulée « Réflexions générales sur le rôle des autorités de
régulation dans le processus de libéralisation des marchés (enjeux, défis,
perspectives) ».
« Mesdames, Messieurs,
L’Algérie a
fait sienne le modèle de régulation asymétrique ou bicéphale, c’est-à-dire une
régulation « à deux têtes » mettant en action deux types de
régulateurs distincts, à l’image de ce qui se pratique en France dans les
secteurs d’industries de réseaux : d’un côté, une autorité générale de
concurrence (telle que le Conseil de la concurrence en Algérie ou l’Autorité de
la concurrence en France) aux compétences multisectorielles et jouant un rôle
transversale dans la régulation des marchés et, d’un autre côté, des
régulateurs spécialisés dits sectoriels qui interviennent chacun dans son
propre secteur d’intervention ou domaine de compétence. A titre d’exemple, sans
être pour autant exhaustif, nous pourrions citer, s’agissant de la régulation
du secteur des télécommunications, l’Autorité de régulation de la Poste et
des télécommunications (ARPT) créée par la loi 2000-03 du 5.8.2000 fixant les
règles générales de la poste et des télécommunications, dont l’organisation et
le fonctionnement sont identiques à ceux de son homologue français, l’Autorité
de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ; ou
encore dans le secteur de l’énergie, la Commission de régulation de
l’électricité et du gaz (CREG) instituée par la loi n° 02-01 du 5.2.2002 et
installée le 24.01.2005, dont le mode d’action est calqué sur celui de son
homologue français, la Commission de régulation de l’énergie (CRE).
C’est, au
demeurant, un schéma assez classique qui est adopté par la très grande majorité
des pays dans le monde qui ont fait le choix d’adopter la régulation, comme
nouveau mode de gouvernance des marchés, en lieu et place de la réglementation
étatique des marchés pour des raisons de souplesse et de célérité. Le temps des
affaires n’est pas celui de l’Administration, surtout quand on connait les
lourdeurs de la bureaucratie administrative en matière économique. Ce constat
est valable pour tous les pays.
S’il fallait
comparer les modèles algérien et français de régulation, je n’aurai pas
grand-chose à dire tant les modèles demeurent similaires dans leur conception
et leur mise en œuvre. Ce n’est donc pas sur ce terrain du droit comparé que je
construirai mon propos, mais plutôt sous une autre approche que je qualifierai
d’analyse critique sur la manière de réguler un marché ouvert au libre jeu de
la concurrence, nouvellement libéralisé ou en voie de libéralisation.
Tout
l’intérêt est de savoir comment les autorités de régulation, sectorielle et
concurrentielle, parviennent-elles à assurer la transition d’un marché
monopolistique, le plus souvent dominé par un monopole d’Etat verticalement
intégré, à un marché concurrentiel où opèrent plusieurs opérateurs concurrents.
Puisqu’il
s’agit d’une analyse critique, autant partager d’emblée mon point de vue sur la
question. Le modèle de régulation « à deux têtes », c’est-à-dire une
régulation sectorielle aux côtés d’une régulation concurrentielle, ne me paraît
pas être le meilleur modèle en ce sens qu’il n’est adapté à l’économie
algérienne, et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement,
ce modèle de régulation coûte cher à la collectivité. Ainsi en France, le coût
de fonctionnement des autorités de régulation prise dans leur ensemble
(régulateurs sectoriels et Autorité de la concurrence) s’élève à 600 millions
d’euros par an. Je doute fort que l’Algérie puisse avoir les capacités
financières suffisantes pour supporter une telle dépense.
D’ailleurs, à
quoi bon construire ou acquérir une machine ultrasophistiquée, avec plein de
boutons partout, si l’on a pas les moyens financiers d’assurer sa maintenance
et son fonctionnement, alors même que l’on pourrait utiliser une machine plus
simple, dotée d’un seul bouton, pour parvenir au même résultat ? A
très cette rhétorique simpliste, on comprend aisément qu’il ne peut y avoir
d’efficacité fonctionnelle d’un système de régulation sans efficience
économique, autrement dit, sans prise en compte du coût que génère son
fonctionnement.
Deuxièmement,
ce modèle est potentiellement source d’insécurité juridique pour les acteurs
économiques en raison de son manque de lisibilité et de visibilité. L’autorité
de concurrence et l’autorité de régulation sectorielle peuvent tous deux se
déclarer compétent pour régler le même litige, de sorte qu’en l’absence de
coopération, le risque de conflit de compétence et de décisions contradictoires
n’est pas à négliger. Il serait donc plus sécurisant pour les entreprises de
s’adresser à un « guichet unique » (une seule autorité) plutôt que de
saisir plusieurs autorités régulatrices.
Troisièmement,
d’un point de vue normatif, ce modèle est de nature à remettre en cause
l’essence même du droit de la concurrence comme source de régulation des
marchés. Certains auteurs (M.A. Frison-Roche) appellent de leurs vœux
l’existence d’un droit de la régulation sectorielle aux côtés du droit commun
de la concurrence. Fondamentalement, il n’existe de pas de droit de la régulation
comme branche autonome. Je ne cesse d’insister dans mes écrits et dans le cadre
de mes activités d’enseignement sur le caractère unitaire du droit de la
concurrence en tant que droit régulateur indivisible.
Ceci étant
précisé, encore faut-il s’interroger, pour être complet, sur quel autre modèle
à mettre en place en Algérie. Il suffirait, me semble-t-il, de faire du Conseil
de la concurrence un « super-régulateur exclusive » capable
d’intervenir à tous les stades d’évolution du jeu concurrentiel, de l’ouverture
à la concurrence d’un marché à une concurrence effective, sous réserve de lui
octroyer un structure adéquate ainsi que des moyens matériels, humains et
financiers suffisants pour accomplir au mieux sa mission. Une telle
transformation impliquerait de transférer les experts et personnels des
autorités sectorielles au sein de la nouvelle autorité régulatrice qui pourrait
prendre le nom symbolique, mais tout aussi révélateur, d’« Autorité de
régulation de la concurrence ».
Nous avons la
chance, en Algérie, d’être au stade du commencement où tout reste à faire en
matière de régulation des marchés. Avant d’agir, il faut donc pouvoir se donner
le temps de la réflexion, tout en gardant à l’esprit la spécificité de
l’économie algérienne. Ce temps de réflexion est nécessaire car la régulation
de la concurrence est par nature un processus d’apprentissage et de découverte
dans un environnement marqué par des progrès technique et technologique
constants. C’est ce que l’on fait d’ailleurs aujourd’hui à l’initiative du
Président du Conseil de la concurrence, Mr Amara ZITOUNI, et je le lui en
remercie.
Dans le cadre
de cette réflexion, il faut d’abord définir les termes du sujet. La libéralisation désigne
l’ouverture à la concurrence d’un marché dominé le plus souvent par un monopole
d’Etat verticalement intégré. Autrement dit, c’est le passage entre un état de
monopole à un état de libre concurrence. Pour les économistes (Bellon, Niosi,
Nester, Otis), l’ouverture des marchés à la concurrence est jugée favorable au développement
industriel, au progrès technique et à l’innovation qui constituent des éléments
clefs pour la compétitivité des entreprises et la croissance
économique. Cette mission est confiée à des régulateurs spécialisés, que
l’on nomme autorités de régulation sectorielles, en raison de leur compétence
technique et leur expertise de haut niveau. Quant à l’autorité de concurrence,
celle-ci n’aurait à ce stade qu’un rôle subsidiaire de sorte que son action se
limiterait à sanctionner a posteriori les atteintes au libre jeu de la
concurrence.
La régulation
est un nouveau mode de gouvernance qui se distingue de la réglementation
traditionnelle en raison de son approche plus souple, plus rapide et plus
démocratique, et du fait qu’elle soit opérée par des Autorités administratives
indépendantes (AAI) qui ne relèvent pas de l’autorité du gouvernement. Ainsi,
l’Etat délègue à l’autorité indépendante de régulation un pouvoir réglementaire
limité à un objet ou à une branche d’activité.
La régulation
consiste à introduire, organiser et maintenir des équilibres économiques dans
un marché anciennement monopolistique, et cela à deux niveaux : en amont
du marché (l’équilibre des structures du marché) et en aval du marché
(l’équilibre des comportements des entreprises opérant sur le marché en cause).
La prise en
compte de ces deux équilibres est essentielle, parce qu’il ne faut pas
confondre « concurrence » et « compétition ». La
concurrence fait référence au marché, tandis que la compétition a trait aux
relations entre entreprises concurrentes.
Cette
distinction est tout à fait visible lorsqu’on analyse la pratique décisionnelle
des autorités de concurrence française ou algérienne. Lorsqu’elle est
confrontée à une pratique anticoncurrentielle, l’Autorité de la concurrence (ADLC)
procède d’abord à l’analyse structurelle du marché pertinent avant d’analyser
les effets anticoncurrentiels d’un comportement ou d’une pratique sur le
marché.
Dans le
mécanisme bicéphale de régulation, il faut distinguer la régulation sectorielle
et la régulation concurrentielle. La régulation sectorielle (celle mise en
œuvre par les régulateurs spécialisés) consiste à introduire de la concurrence
dans un marché dominé par un seul opérateur (le plus souvent un monopole
d’Etat) : on parle de libéralisation du marché. La régulation
concurrentielle (celle mise en œuvre par l’autorité de concurrence) vise à
maintenir les équilibres structurels d’un marché libéralisé ou concurrentiel.
Partant de cette distinction, nombreux sont les théoriciens et autres penseurs
qui estiment que l’autorité générale de concurrence n’a pas à intervenir dans
le processus de libéralisation d’un marché, et doit se contenter de sanctionner
a posteriori les atteintes au libre jeu de la concurrence. Personnellement, je
ne partage pas cette position intellectuelle parce que cela reviendrait à faire
fi des autres outils à la disposition de l’autorité générale de concurrence,
lui permettant ainsi d’intervenir au stade de la libéralisation des
marchés : les programmes de conformités aux règles de concurrence, la
procédure de clémence, la procédure d’acceptation des engagements, la procédure
de non contestation des griefs, les injonctions, les avis consultatifs.
De cette
définition, il est possible de définir ce qu’est une autorité de régulation. Il
s’agit d’une autorité administrative indépendante (AAI) qui exerce pleinement
les fonctions amont et aval de régulation d’un marché. Elle a la particularité
d’être à la fois indépendante des pouvoirs publics pour éviter tout risque
de conflit d’intérêts, puisque l’Etat détient des participations majoritaires
dans le capital social des entreprises publiques présentes dans les marchés
régulés, et indépendante du marché qu’elle régule pour éviter tout risque
de capture par les entreprises et les milieux d’affaires qui n’hésitent pas
créer des groupes d’intérêts ou lobbies dans l’optique de
peser sur les décisions du régulateur (forum shopping).
Pour remplir
leur mission de régulation, les autorités de régulation sont dotées d’un
pouvoir réglementaire limité que lui délègue l’Etat (ou pouvoir de règlement
des différends entre opérateurs) et d’un pouvoir de sanction visant à
sanctionner les atteintes aux structures concurrentielles du marché. A travers
ces prérogatives, faut-il en déduire que l’autorité de régulation, sectorielle
ou concurrentielle, serait un organe concurrent des autorités traditionnelles
de l’Etat (gouvernement et juge) ? Ce qu’il convient d’appeler la
théorie du contre-pouvoir.
Il faut faire
très attention aux effets d’optique, aux amalgames et autres confusion de genre
qui ne font que polluer le débat et semer le désordre lorsqu’on parle de
régulation. L’autorité de régulation n’est pas un « organe de
contre-pouvoir ». Elle a besoin de ses pouvoirs spéciaux sans
lesquelles elle ne saurait mener à bien la mission qui est la sienne, dans
l’unique but d’asseoir son influence sur le marché qu’elle contrôle (influence
dissuasive) et de renforcer sa légitimité auprès des entreprises (légitimité
stratégique).
Dans ses
relations avec le Gouvernement, l’autorité de régulation est certes détachée
des services centralisés de l’Etat, mais il s’agit juste d’une indépendance
fonctionnelle lui permettant de bien remplir sa mission : se rapprocher
des entreprises, pour mieux coopérer avec elles, mieux les surveiller et, le
cas échéant, mieux les sanctionner. Il ne s’agit pas d’une autorité concurrente
à l’autorité ministérielle, puisque son indépendance n’interdit pas la présence
d’un commissaire du Gouvernement lors des séances de délibérations de l’autorité
de régulation, sauf lorsque cette dernière entend prendre une décision de
sanction. La présence du commissaire du Gouvernement lors des délibérations est
nécessaire pour faire valoir, avant toute prise de décision, les aspects
d’intérêt général que soulève tel ou tel dossier litigieux, d’autant que
l’ordre public concurrentiel est par nature un impératif d’intérêt général.
De la même
façon, dans ses relations avec le juge, l’autorité de régulation n’est pas une
autorité judiciaire ou, pour reprendre l’expression du Professeur Louis
FAVOREU, une « administration-juge », pour au moins deux
raisons :
1. Les décisions
individuelles des autorités de régulation sont soumises au contrôle
juridictionnel. Ainsi, les décisions de sanction pécuniaires prises par
l’Autorité de la concurrence peuvent être contestées devant la Cour d’appel de
Paris.
2. L’Autorité de
la concurrence dispose d’autres outils alternatifs à la sanction (injonction,
engagement, clémence, non-contestation des griefs, programmes de conformité)
qui lui permettent d’agir sur les structures du marché, et non plus seulement
sur le comportement des entreprises. Ces nouveaux outils de régulation ex
ante, encore en phase d’expérimentation, contredit l’idée selon laquelle
l’autorité de concurrence agirait comme une juridiction à travers l’usage de
son pouvoir de sanction.
Comme tout
autre marché du reste du monde, le marché algérien est confronté à de nouvelles
réalités économiques : l’accroissement de la population, et donc du nombre
de consommateurs, le volume croissant transactions financières, la
mondialisation, l’interdépendance et l’interconnexion des marchés nationaux,
l’innovation, ou encore la convergence des nouvelles technologies avec pour
prisme l’usage d’Internet. Ces nouvelles réalités économiques ont accru la
compétitivité des entreprises tant sur le plan national qu’au niveau mondial,
de sorte qu’elles ont un impact direct sur la croissance économique d’un pays.
Les libertés économiques (liberté d’entreprendre, d’importer, d’exporter,
d’investir dans un autre pays) ont pris le pas sur l’économie dirigée parce
qu’elles sont sources de croissance économique et de bien-être social au même
titre que les entreprises publiques, voire davantage. Mais encore faut-il
accompagner les entreprises, publiques et privées, mais aussi les contrôler
pour garantir une concurrence saine et loyale entre elles.
Puisque la
régulation stimule la concurrence, les autorités régulatrices doivent être
attentives aux évolutions du marché afin de prendre les bonnes décisions qui
s’imposent. Il appartient alors au régulateur de s’adapter au marché, et non l’inverse.
Il ne peut pas, et ne doit pas, dicter le fonctionnement d’un marché au nom
même du respect des libertés économiques.
I.-
L’approche sectorielle de la régulation en faveur de la libéralisation des
marchés
Dans ce
modèle de régulation, les régulateurs spécialisés et l’autorité générale de
concurrence ont des compétences asymétriques. Les autorités sectorielles sont
appelées à intervenir a priori pour bâtir un marché concurrentiel en imposant
aux opérateurs exerçant une influence significative sur le marché régulé des
obligations contraignantes, dites aussi obligation ex ante (régulation ex
ante) (A). Quant à l’autorité de concurrence, sa fonction est de préserver
la liberté des acteurs économiques (entreprises et consommateurs) sur le marché
régulé. Elles sont donc sensées, en principe, intervenir postérieurement à la
réalisation des infractions aux règles de concurrence en vue de sanctionner les
atteintes au libre jeu de la concurrence (régulation ex post) (B).
A.- La mise en place d’un mécanisme bicéphale de
régulation : régulation ex ante et régulation ex
post
La
régulation ex ante a pour objet et pour effet d’introduire et
d’organiser la concurrence sur le marché. L’ouverture à la concurrence des
industries de réseaux est régie par les régulateurs sectoriels en raison de
leurs compétences techniques approfondies et leur expertise de haut niveau.
Leur mission consiste à restreindre la place de l’opérateur public dominant
pour favoriser l’accès au marché de nouveaux entrants. Pour ce faire, les autorités
de régulation sectorielles vont imposer a priori (en l’absence
de tout contentieux) des obligations contraignantes à l’opérateur dominant
exerçant une influence significative sur le marché régulé, telles que :
1. L’obligation
de donner accès à ses infrastructures aux nouveaux entrants sur le
marché afin de limiter les barrières à l’entrée du marché (théorie des
facilités essentielles) ;
2. L’obligation
de baisser ses prix d’accès à son réseau pour éviter tout risque d’éviction du
marché. L’effet de ciseau tarifaire est une illustration symptomatique. Les
opérateurs privés sont à la fois clients et concurrents de l’opérateur public.
D’un côté, ils versent à l’opérateur historique une redevance pour avoir accès
à son infrastructure essentielle ou réseau sans lequel ils ne peuvent pas
fournir de prestations). D’un autre côté, ils font payés aux consommateurs
leurs prestations). Les nouveaux entrants peuvent être victimes d’un effet de
ciseau tarifaire lorsque l’opérateur public augmente le coût d’accès à son réseau,
les obligeant ainsi à augmenter leurs prix, ce qui a pour conséquence de les
évincer du marché.
3. L’obligation
de séparer ses activités sur le plan comptable pour des raisons de transparence
(ex : dans le secteur de l’audiovisuelle, le CSA a obligé l’opérateur
public dominant, TDF, à procéder à séparer comptablement ses
activités de diffusion analogique et de diffusion numérique. Dans le secteur de
l’énergie, la CRE a obligé l’entreprise publique, EDF, à séparer ses activités
entre production et transport d’électricité).
La
régulation ex post désigne, quant à elle, l’intervention a
posteriori de l’autorité générale de concurrence au stade où la
concurrence est effective sur le marché. Elle constate et sanctionne les
infractions au droit de la concurrence afin de garantir l’équilibre
concurrentiel au sein des marchés régulés. Son contrôle serait donc subsidiaire
à celui des régulateurs spécialisés.
B.- L’autorité générale de concurrence cantonnée à un
rôle d’autorité de sanction des pratiques anticoncurrentielles
L’autorité de
concurrence a longtemps été cantonnée à un rôle d’autorité de sanction ex
post lorsqu’elle constate une atteinte au libre de la concurrence. En
France, le montant maximum de la sanction pécuniaire que peut infliger l’ADLC à
une entreprise fautive est de 10% du montant de son chiffre d’affaires mondial
hors taxes.
Cela dit, à
mon sens, une sanction financière très élevée n’est pas nécessairement
dissuasive, car celle-ci peut faire l’objet d’un recours en appel devant la
Cour d’appel de Paris qui peut soit annuler la sanction soit réduire
substantiellement son montant.
Pour être
dissuasive, la sanction pécuniaire doit nécessairement être en adéquation avec
le dommage causé à l’économie, adaptée à la situation financière de
l’entreprise coupable de pratique anticoncurrentielle et suffisamment
prévisible.
Reste que
cela n’est pas suffisant. En effet, pour rétablir une situation de concurrence
sur un marché, il est parfois plus efficace d'intervenir en amont en
privilégiant la persuasion, la discussion, la négociation et le compromis
plutôt que d'infliger une sanction pécuniaire. C’est pourquoi l’ADLC dispose
d’autres outils alternatifs à la sanction qui lui permettent d’agir durant la
phase d’ouverture à la concurrence d’un marché. Ce sont de véritables outils de
régulation ex ante, certes de nature différente, mais
complémentaire à ceux qu’utilisent les régulateurs sectoriels. Il s’agit par
exemple, sans être exhaustif :
- Du
pouvoir d’injonction. Lorsqu’elle est saisie d’un différend entre deux
opérateurs sur la conclusion, l’interprétation ou l’exécution d’un contrat
commerciale (ex : contrat d’accès au réseau dans le secteur des
télécommunications), l’ADLC peut prononcer des injonctions de faire ou de ne
pas faire. Par exemple, l’injonction faite à un opérateur de présenter une
proposition commerciale dans des conditions équitables et non
discriminatoires. C’est une manière de ne pas entraver le principe de
liberté contractuelle tout en poursuivant l’objectif d’une concurrence loyale,
libre et saine.
- Des
mesures conservatoires. Il s’agit de décisions provisoires dans
les affaires qui nécessitent un règlement urgent. Elles sont prises
dans l’urgence lorsqu’une pratique est susceptible de porter une atteinte
grave, imminente ou immédiate à l’équilibre concurrentiel d’un marché. Elles
consistent alors à enjoindre aux entreprises concernées de faire cesser leur
pratique litigieuse ou de revenir à l’état antérieur. Elles permettent ainsi à
l’ADLC d’intervenir dans un délai très court (3 à 4 mois) pour prévenir tout
risque de remise en cause du processus d’ouverture d’un marché. Cette célérité
permet à l’ADLC d’être en phase avec le temps des affaires.
A noter que
le délai d’instruction d’un dossier contentieux dans le cadre d’une saisine au
fond devant l’ADLC est d’environ 18 mois. Ce délai est parfois trop long. Par
exemple, une pratique de ciseau tarifaire ou de prédation commise par une
entreprise en position dominante peut aboutir à la disparition de concurrents,
avant même que l’ADLC n’ait eu le temps de déclarer cette pratique illégale et
de la sanctionner.
- Des
procédures de négociation, telles que :
◦ La
procédure de clémence. C’est un outil de lutte contre les cartels. La
clémence n’est appliquée qu’aux ententes illicites et non aux abus de position
dominante. Elle consiste à promettre à une entreprise qui dénonce une entente
anticoncurrentielle à laquelle elle a participé de bénéficier d’une réduction
d’amende voire une immunité totale d’amende. Cela dépendra de l’ordre d’arrivée
de leur demande de clémence, des éléments de preuve apportés et du stade de
l’enquête concurrentielle. L’affaire du « cartel des lessives »
constitue un bon exemple. En 2011, l’ADLC a infligé une amende de 367 millions
d’euros à 4 entreprises qui ont mis sur pied une entente sur la vente des
produits de lessive. La 5e entreprise les ayant dénoncés a échappé à la sanction
en toute légalité.
◦ La
procédure d’acceptation des engagements. Dans cette procédure,
l’entreprise s’engage de son plein gré à cesser une pratique ou à modifier son
comportement pour l’avenir afin d’éviter que l’ADLC prenne une décision de
sanction. La mise en œuvre de cette procédure permet ainsi à l’ADLC de traiter
rapidement des dossiers et surtout d’économiser ses ressources pour se
concentrer sur les infractions les plus graves.
◦ La procédure
de non contestation des griefs. C’est une sorte de procédure du plaider-coupable qui
permet aux entreprises de bénéficier d’une réduction d’amende, à la double
condition qu’elles ne contestent pas la réalité des griefs qui lui sont
reprochés et qu’elles s’engagent à modifier leur comportement pour l’avenir
afin de rétablir la concurrence sur le marché. Cette procédure présente un
double avantage :
- la
possibilité pour l’autorité de concurrence de réduire le temps d’instruction
d’un dossier contentieux, dans la mesure où le rapporteur en charge de
l’affaire est dispensé de rédiger un rapport (gain de temps de 2 à 3 mois).
- la
possibilité pour les entreprises en cause de bénéficier d’une réduction
d’amende entre 10 et 30% en fonction de la gravité des faits, de l’importance
du dommage à l’économie et de la nature des engagements comportementaux ou
structurels de l’entreprise bénéficiant de cette procédure.
Au final, ce
qui pousse une entreprise à entrer en négociation avec l’autorité de
concurrence, c’est la possibilité d’obtenir une amende modérée. A noter que le
bénéfice d’une sanction réduite n’empêche pas l’entreprise bénéficiaire de
former un recours contre la décision de sanction de l’ADLC devant la Cour
d’appel de Paris, si elle estime que la sanction financière, après réduction,
demeure important en valeur absolue eu égard à ses capacités financières.
- Des
programmes de conformité aux règles de concurrence. Il s’agit d’une problématique nouvelle, en phase
expérimentale, qui suscite l’intérêt et l’adhésion de nombreuses entreprises.
Les entreprises sont encouragées, quels que soient leur taille ou leur secteur
d’activité, à se prémunir contre toute tentation opportuniste, tout
comportement abusif, voire anticoncurrentiel, en adoptant en leur sein un
programme de conformité adapté à leurs besoins. Il s’agit donc d’un outil de
responsabilisation par rapport à ce que l’on attend d’une entreprise : un
comportement éthique dans un marché concurrentiel complexe où la compétition
est souvent rude, voire brutale. La mise en place d’un programme de conformité
dans telle ou telle entreprise (ou organisme) s’inscrit donc dans une stratégie
de régulation volontariste de prévention et de gestion des risques
concurrentiels.
- Des avis
consultatifs. Outre sa
fonction décisionnelle, l’ADLC a une mission consultative lorsqu’il s’agit de
donner son point de vue sur une pratique de concurrence ou une opération de
concentration économique. Elle peut aussi s’autosaisir sur toute question de
concurrence, émettre des recommandations sur un marché ou un secteur
particulier. Cette faculté est fondamentale dans la mesure où elle permet à
l'Autorité de se faire l'« avocat de la concurrence » auprès des acteurs
publics et des décideurs économiques, et d'exercer un rôle de conseil et
d'alerte, bien en amont de la mission répressive qui est aussi la sienne.
Au demeurant,
il s’agit là de puissants outils d’intervention ex ante qui
constituent une alternative à la sanction ex post des
pratiques anticoncurrentielles. Ces nouveaux pouvoirs offre à l’autorité de
concurrence l’opportunité de jouer pleinement le rôle de régulateur dans le
fonctionnement concurrentiel du marché, quel que soit la phase d’évolution de
la concurrence sur le marché (ouverture à la concurrence ou maintien d’une
concurrence effective).
II.- Le
besoin de nouvelles stratégies de régulation pour soutenir le processus de
libéralisation des marchés
Deux stratégies sont envisageables. Soit les différentes autorités de régulation jouent le jeu de la coopération dans un esprit de co-régulation et cessent d’agir de façon autarcique, chacune dans son domaine d’intervention (A). Soit l’autorité générale de concurrence est érigée en autorité en autorité exclusive de la régulation des marchés, ce qui implique d’intégrer le personnel des autorités sectorielles au sein même de l’autorité de concurrence (B).
A.- La coordination entre les régulateurs sectoriels et l’autorité de
concurrence dans un esprit de co-régulation
L’idée ici
serait de favoriser, au travers d’un maillage procédural, les échanges entre
les différents régulateurs. Le modèle français a fait ses preuves en termes
d’efficacité. Des mécanismes de coopération, fort intéressants, ont été mis en
place pour favoriser la transition d’une situation de monopole à une situation
de concurrence effective dans les secteurs d’industries de réseaux :
(1) La
procédure de consultation réciproque. Lorsque les autorités sectorielles sont
confrontées à des pratiques anticoncurrentielles, elles peuvent saisir l’ADLC
pour connaître son point de vue. L’avis sollicité est, en règle générale,
facultatif ; mais il peut être rendu obligatoire dans les cas expressément
prévu par la loi. Réciproquement, l’autorité de concurrence peut solliciter
l’avis du régulateur sectoriel lorsqu’elle est saisie d’une affaire portant sur
un secteur déterminé. L’objectif affiché d’instaurer un climat de confiance
propice au dialogue entre les deux régulateurs distincts.
(2) La
procédure de saisine réciproque. Les régulateurs sectoriels doivent saisir
l’ADLC chaque fois qu’elles ont connaissance de l’existence de pratiques
anticoncurrentielles dans leur secteur d’intervention. Cette saisine peut être
opérer dans le cadre d’une procédure d’urgence, ce qui permet à l’ADLC de
prendre des mesures conservatoires lorsque la pratique en question est de
nature à causer un dommage économique important. Réciproquement, l’ADLC
communique aux régulateurs sectoriels concernés toute saisine entrant dans le
champ de sa compétence et recueille leur avis avant de rendre sa décision sur
le fond d’un dossier.
(3) La
création de groupes de travail conjoints. Il s’agit d’un espace de rencontres
informels où se tiennent des réunions informelles au cours desquelles les
représentants des différentes autorités de régulation s’échangent des
informations, réfléchissent ensemble sur tel ou tel dossier contentieux. Ce
mécanisme s’inspire du réseau des autorités de concurrence au niveau européen.
(4) Les
échanges d’enquêteurs. L’ADLC peut inviter les inspecteurs des autorités
sectoriels participer à une enquête concurrentielle et à être présents lors
d’une perquisition dans les locaux d’une entreprise suspectée d’être l’auteur
d’une pratique anticoncurrentielle dans un secteur déterminé. Réciproquement,
le rapporteur de l’ADLC peut être invité à participer à une enquête
sectorielle.
Sur le
papier, ces mécanismes de coordination sont intéressants en ce qu’ils
permettent aux autorités de régulation d’être plus efficace et plus rapide dans
leur action. Cependant, en dehors des cas prévus par la loi, la coopération
n’est pas obligatoire. L’efficacité économique de la régulation reste largement
tributaire de la volonté et de la motivation des autorités de régulation à
coopérer entre elles.
B.- L’autorité générale de concurrence comme seul
régulateur ou le rôle d’un « super-régulateur »
De nombreuses
raisons militent en faveur de la mise en place d’un « guichet
unique » :
- La quête
d’une régulation efficiente. Il va de soi que la prise en charge de la
régulation par la seule autorité de concurrence coûterait moins chère à la
collectivité et aux contribuables que la mise en place de plusieurs autorités
de régulation. L’efficience économique d’un modèle de régulation est tout aussi
importante que son efficacité fonctionnelle. L’un ne va pas sans l’autre :
pas d’efficacité sans efficience !
- La
quête de lisibilité. Pour leur propre sécurité juridique, les acteurs de
marchés sont dans l’attente d’une meilleure lisibilité des mécanismes de
régulation compte tenu de la pluralité des gendarmes-régulateurs et des risques
qui en découlent (conflits de compétence, contradiction des décisions). La mise
en place d’un guichet unique serait, incontestablement, un gage de lisibilité.
- La
quête d’une simplification du droit. L’intervention exclusive de l’autorité de
concurrence en matière de régulation des marchés ne serait possible, en l’état
du droit actuel, qu’à la condition que le législateur fasse au préalable un
travail de simplification législative par le biais d’une refondation des
réglementations sectorielles au sein du droit de la concurrence. J’insiste sur
le caractère unique et indivisible du droit commun de la concurrence.
III.- Les défis d’une régulation concurrentielle efficace et efficiente
A.- Le renforcement des moyens d’action du régulateur
La
perspective de faire du l’autorité générale de concurrence un régulateur unique
en matière de régulation des marchés implique, bien évidemment, de lui octroyer
des moyens humains, matériels et financiers nécessaires à l’accomplissement de
sa mission. L’absence de moyens est un obstacle majeur à l’efficacité de
la fonction de régulation.
B.- Le maintien d’un service public de qualité dans
un environnement concurrentiel
L’Etat doit
intervenir dans les secteurs régulés pour y maintenir un service public de qualité
pour au moins deux raisons. D’une part, la concurrence pure et parfaite
n’existe pas en économie. Le jeu de la concurrence ne peut donc pas corriger à
lui seul les défaillances du marché et garantir un service universel minimum.
D’autre part, le bien-être social des consommateurs, et surtout ceux qui vivent
dans des conditions précaires justifie l’intervention de l’Etat pour garantir
un service public de qualité dans un environnement concurrentiel.
Le service public étant assuré par l’entreprise publique présente sur le marché, il n’est donc pas étonnant que l’Etat subventionne l’entreprise publique pour compenser ses pertes. Ainsi, dans le secteur ferroviaire français, la SNCF (entreprise publique en charge du service public de transport) est endettée à hauteur de 678 millions d’euros. Cette dette sera prise charge par l’Etat aux frais des contribuables pour des raisons d’intérêt général. Il est intéressant de noter que dans leur pratique décisionnelle, les autorités de régulation cherchent constamment à maintenir un équilibre entre les préoccupations concurrentielles (ex : accès des nouveaux entrants sur un marché sous monopole) et les préoccupations d’intérêt général ou social (ex : maintien d’un service public de qualité dans un milieu concurrentiel).
C.- La sécurité juridique des
entreprises et la protection du bien-être des consommateurs
La
régulation asymétrique des régulateurs sectoriels et de l’autorité générale de
concurrence, en raison du risque de conflits de compétences et de décisions
contradictoires qu’elle induit, est de nature à faire à affaiblir la sécurité
juridique des opérateurs économiques. Or, il va de soi qu’il ne peut y avoir de
marché sans entreprises et sans consommateurs ».