Sur invitation de Monsieur Amara ZITOUNI, Président du Conseil de la concurrence en Algérie, Maître Mourad MEDJNAH est intervenu lors de la journée d'étude organisée le 20 décembre 2016 à l'hôtel Mercure à ALGER pour apporter son expertise sur le thème "Le programme de conformité aux règles de concurrence". Ci-après l'extrait de son intervention:
"Mesdames,
Messieurs, Monsieur le Président,
Je vous
remercie pour votre invitation à participer à cette journée d’étude consacrée
au « programme de conformité aux règles de concurrence ».
C’est un vrai plaisir de venir en Algérie, pays avec lequel j’entretiens une
relation de cœur, pour apporter ma modeste contribution aux travaux rigoureux
du Conseil de la concurrence en Algérie.
Il m’a été
demandé d’intervenir d’un point de vue du « droit comparé ». Autant
vous le préciser d’emblée qu’il me sera difficile de respecter cette directive,
dans la mesure où mes connaissances et mon expertise se limitent au droit
français et européen de la concurrence. Et, comme le savez certainement, le
droit français de la concurrence est souvent perçu comme une source
d’inspiration directe pour de nombreux pays dans le monde, y compris l’Algérie.
Je laisserai
donc le loisir aux représentants des autorités nationales de concurrence, ici
présents, de vous apporter des réponses comparatives. Pour ce qui me concerne,
mon analyse du sujet sera davantage complémentaire à celle de mes prédécesseurs
au sujet du modèle algérien. Comparaison ou complémentarité, à l’auditoire d’en
apprécier.
Pour ce qui concerne le modèle français, les éminents penseurs du droit de la concurrence considéraient pendant longtemps que le droit de la concurrence devait avoir pour objet et pour effet de protéger la concurrence, et non pas les concurrents ; en d’autres termes, l’ordre public, et pas les intérêts privés. Cela a eu pour conséquence négative de priver les acteurs économiques de toute possibilité pédagogique de mettre en place, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, des instruments de mise en œuvre du droit de la concurrence, à l’instar du programme de conformité. Ils ont été privés de toute participation active à l’effort de régulation des marchés concurrentiels, parce que le gendarme de la concurrence refusait toute forme d’autorégulation des marchés de peur que celle-ci rende l’économie libérale anarchique.
Aujourd’hui,
et plus précisément depuis plus d’une décennie, la perception de l’Autorité de
la concurrence a changé depuis qu’elle a fait sienne l’analyse économique du
droit de la concurrence. Celle-ci lui permet de faire preuve désormais de
méthodologie, pédagogie, pragmatisme et souplesse dans son analyse
concurrentielle des marchés, et de ne plus se contenter d’appliquer
mécaniquement et strictement les règles de concurrence selon une logique
juridique stricto sensu.
C’est à partir de ce changement de conception que l’Autorité de la concurrence
a estimé que les entreprises devaient avoir un rôle déterminant à jouer dans le
fonctionnement concurrentiel des marchés.
Cette
évolution est perceptible à l’endroit de nombreuses autorités nationales de
concurrence, y compris le régulateur algérien. Ce dernier fait de l’analyse
économique comme le prouve la discussion d’aujourd’hui sur le programme de
conformité aux règles de la concurrence. Il s’agit d’une problématique
nouvelle, en phase expérimentale, qui suscite l’intérêt et l’adhésion de
nombreuses entreprises, parce que le régulateur leur fait comprendre que la
protection de leurs intérêts privés n’est pas antinomique de celle de l’intérêt
public dans un environnement concurrentiel. Sans acteurs économiques, il n’y a
pas de marché !
La mise en
place d’un programme de conformité dans telle ou telle entreprise (ou
organisme) s’inscrit dans une stratégie de régulation volontariste de
prévention et de gestion des risques concurrentiels. Les entreprises sont
encouragées, quels que soient leur taille ou leur secteur d’activité, à se
prémunir contre toute tentation opportuniste, tout comportement abusif, voire
anticoncurrentiel, en adoptant en leur sein un programme de conformité adapté à
leurs besoins. Il s’agit donc d’un outil de responsabilisation par rapport à ce
que l’on attend d’une entreprise : un comportement éthique dans un marché
concurrentiel complexe où la compétition est souvent rude, voire brutale.
L’éthique est « l’objectif-phare » de notre discussion d’aujourd’hui.
Une autre
caractéristique des programmes de conformité doit être prise en compte dans
notre discussion, à savoir le constat selon lequel la mise en œuvre d’un
programme de conformité est un outil de régulation ex ante à la disposition de
l’Autorité de la concurrence. En effet, accessoirement aux sanctions
pécuniaires, ce type de dispositif produit les mêmes effets que les procédures
négociées, telles que la procédure de clémence, la procédure d’acceptation des
engagements ou encore la procédure de non contestation des griefs. C’est une
forme de contractualisation des relations entre les entreprises et l’autorité
générale de concurrence, qui participe à la modernisation du droit de la
concurrence. C’est donc la preuve même que l’autorité générale de concurrence
n’est pas une simple autorité de sanction ex post ou une autorité de police de
la concurrence. L’Autorité de la concurrence est pleinement une autorité de
régulation en matière de concurrence. Mieux encore, à travers cette
orientation, l’autorité de concurrence devient un pilier incontournable de la
régulation concurrentielle des marchés.
Je vois
trois raisons pour justifier la nécessaire participation des entreprises au
fonctionnement et à l’équilibre concurrentiel du marché placé sous le contrôle
du régulateur de la concurrence :
1.
L’application exclusive des règles de concurrence n’est pas susceptible à
elle-seule d’apporter des solutions efficaces dans la lutte contre des
pratiques restrictives de concurrence. Je pense en particulier aux règles de
concurrence relatives aux ententes illicites et aux abus de position dominante,
décrites aux articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 420-5 du Code de commerce, ainsi
que les articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne (TFUE) d’application directe en droit interne.
2. Dans la
mesure où la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle sont protégées
dans une économie libérale, l’intervention de l’autorité de concurrence n’est
légitime que dans le cas où une atteinte au libre jeu de la concurrence est
avérée. Le souci est que, dans une politique de concurrence dite efficace, il
faut prendre en compte les atteintes potentielles ou possibles au jeu
concurrentiel. C’est précisément à ce niveau-là que le rôle des entreprises (et
des organismes) dans la mise en place d’un programme de conformité est
déterminant pour prévenir tout risque d’atteinte à la concurrence.
3. La participation
des entreprises à l’équilibre des marchés concurrentiels, notamment à travers
la mise en œuvre de programmes de conformité, permet à l’Autorité de la
concurrence, en tant que gardienne de l’ordre public concurrentiel au bénéfice
des consommateurs, de concentrer ses efforts sur les pratiques
anticoncurrentielles les plus graves, souvent de dimension internationale à
l’instar des cartels qui peuvent conduire à une crise économique, comme aux
Etats-Unis avec le scandale des affaires Enron et Wordcom en 2002 et, plus récemment, avec
la crise des subprimes en
2008. D’où l’importance de la mise en œuvre d’un programme de conformité au
sein de chaque entreprise, et surtout vis-à-vis de celles dont l’activité
économique ou commerciale ont un impact direct sur l’équilibre des structures
concurrentielles du marché.
Tout l’enjeu
pour les entreprises est de savoir comment mettre en place un programme de
conformité, applicable de l’intérieur, à tous les niveaux hiérarchiques, du
simple salarié jusqu’au PDG. en faveur d’une culture de respect des règles de
concurrence en prenant toutes mesures utiles de prévention et d’anticipation
contre tout risque d’atteinte au libre jeu de la concurrence, telles que :
- des
mesures d’information, de formation et de sensibilisation du personnel
(bulletins d’informations internes expliquant le sens et la portée des règles
de concurrence, mécanismes internes d’alerte sur l’existence d’infractions
avérées ou possibles à ces règles, formation des salariés impliqués dans la
stratégie commerciale de l’entreprise) ;
- des
mesures de contrôle, d’audit et d’alerte (intégration de clauses relative à la
politique de conformité de l’entreprise aux règles de concurrence dans le
règlement intérieur ou dans les contrat de travail, mise en place d’un
dispositif de traitement des demandes de conseils et des alertes sur
l’existence d’une infraction avérée ou possible aux règles de concurrence,
réalisation d’audits interne sur l’évaluation du programme de
conformité).
En somme,
toutes ces mesures préventives incitent les entreprises à s’autoréguler parce
que cette forme d’autorégulation offre aux entreprises une sécurité
juridique non négligeable ; elle permet aussi à l’autorité de
concurrence de se concentrer sur les cas d’infractions qui n’ont pas pu être
évités.
Cet outil de
régulation ex ante de la concurrence présente des avantages autant pour le
régulateur (en termes d’accélération du traitement des affaires contentieuses
dites mineures, celles qui n’ont pas un réel impact sur l’équilibre structurel
des marchés, lui permettant ainsi de se concentrer sur les atteintes à la
concurrence les plus graves) que pour les opérateurs économiques (en termes de
protection de leur sécurité juridique et de réduction des sanctions pénales
pour les entreprises s’engageant à adopter ou à améliorer un programme de
conformité pour éviter la réitération de l’infraction qu’elles ont commises).
Afin d’aider
les entreprises ou les organismes à mettre en place un programme de conformité
et à les encourager à consacrer les moyens nécessaires pour en assurer le
succès, l’Autorité de la concurrence a publié le 10 février 2012 un Document
cadre sur les programmes de conformité aux règles de concurrence. Ce document
cadre sert de modèle ou de guide destiné à aider les entreprises à assurer
l’efficacité des programmes de conformité qu’elles envisagent de mettre en
œuvre. Il s’agit d’un recueil de bonnes pratiques que chaque entreprise peut
prendre à son compte ou s’en inspirer pour la mise en place de son propre
programme de conformité.
En résumé,
ce document cadre met en évidence cinq bonnes pratiques que l’Autorité de la
concurrence considère comme des « piliers » de l’efficacité et de la
crédibilité d’un programme de conformité :
- pilier
1 : un engagement
public de l’entreprise : L’entreprise doit prendre une position « claire, ferme et publique » de
respecter de façon permanente les règles de concurrence. Cet engagement pour
une véritable culture de la conformité doit concerner tous les échelons de
l’entreprise, de la direction aux équipes commerciales en passant par les
cadres juridiques.
- pilier
2 : la désignation
d’experts internes : La direction de l’entreprise doit
désigner une ou plusieurs personnes responsables en interne de la gestion du
programme de conformité, ce qui implique que cet « organe
conformité » soit dotés de moyens nécessaires et de pouvoirs suffisants
pour assurer une bonne mise en œuvre d’un programme de conformité.
- pilier
3 : la mise en œuvre des mesures d’information, de formation et de
sensibilisation du personnel dans le respect du droit du travail : La direction de l’entreprise doit diffuser en interne des
bulletins d’information expliquant le sens et la portée pratique des règles de
concurrence, mettre en place des mécanismes d’alerte sur l’existence
d’infractions avérées ou possibles à ces règles, et former le personnel
concerné sur les risques d’infractions dans le cadre de leur activité (par
exemple, les responsables de vente doivent être formés sur la politique
tarifaire de l’entreprise pour éviter tout risque d’atteinte à la concurrence
par les prix en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse).
- pilier
4 : la mise en place de mécanismes de contrôle, d’audit et d’alerte
interne : Pour exercer un contrôle
efficace, la direction de l’entreprise peut créer un service ou un département
spécialisé (sorte de « guichet unique ») accessible à tout salarié
qui souhaiterait solliciter un conseil sur la conduite à tenir ou alerter les
dirigeants sociaux sur l’existence d’une infraction avérée ou possible aux
règles de concurrence. Pour détecter des cas de non-conformité, l’entreprise
peut aussi réaliser des audits internes permettant d’évaluer les forces et les
faiblesses de son programme de conformité.
- pilier
5 : le dispositif de
suivi : La création d’un programme
de conformité n’a d’intérêt que si l’entreprise assure le suivi de sa mise en
œuvre, à travers notamment des procédures de traitement des demandes de
conseils, d’examen des alertes et des sanctions disciplinaires à l’encontre des
salariés qui ne respecteraient le programme de conformité.
En France,
ce qui fait régulièrement débat dans la relation entre l’Autorité de la
concurrence et les opérateurs économiques, c’est principalement deux points de
discussions :
(1) La
question du coût supporté par les entreprises en matière de conformité aux
règles de concurrence. Il est vrai que la mise en place d’un programme de
conformité peut engendrer, à moyen et long terme, un coût de fonctionnement
important pour les entreprises. Mais celles-ci doivent comprendre qu’il est de
leur intérêt de se doter d’un programme de conformité aux règles de
concurrence, tant les sanctions pécuniaires sont élevées, puisque leur montant
peut atteindre 10 % de leur chiffre d’affaires mondial consolidé. Concrètement
cela peut représenter quelques centaines de milliers d’euros, voire plusieurs
centaines de millions d’euros pour des entreprises de dimension internationale
ayant participé à des pratiques anticoncurrentielles les plus graves, comme les
cartels par exemple qui portent une atteinte grave et immédiate aux règles de
concurrence. Le coût très élevé engendré par une infraction (procédure
contentieuse longue et coûteuse, mobilisatrice de ressources, et accrue par le
montant élevé de l’amende) constitue en soi une bonne raison de mener à bien
les efforts nécessaire à la mise en place d’un programme de conformité. Les
entreprises qui seraient quand même tentées de s’engager, en connaissance de
cause, dans des pratiques illicites pour en tirer un gain économique qu’elles
estimeraient ne pas pouvoir atteindre en respectant les règles de concurrence,
est une stratégie perdue d’avance. D’abord parce qu’une entreprise participant
à une entente illicite, par exemple, n’aura pas le temps d’en récolter les
fruits. Ensuite parce qu’elle n’est jamais à l’abri d’une dénonciation à tout
moment par un concurrent, un client, un partenaire ou un ancien salarié, y
compris à l’occasion d’une enquête de concurrence.
(2) La
question de l’efficacité des programmes de conformité au regard des objectifs
fixés par le régulateur de la concurrence. Pour que les entreprises puissent
mettre en œuvre des programmes de conformité dits efficaces, l’Autorité de la
concurrence estime que ces programmes doivent poursuivre deux objectifs : prévenir
les risques d’infraction, d’une part ; donner les moyens de détecter et de
traiter les cas d’infraction qui n’ont pu être évités, d’autre part.
Les
programmes de conformité ne doivent pas être conçus comme de simple outil
d’information en direction du personnel de l’entreprise (dirigeants sociaux,
cadres et autres salariés). Ce doit être des mesures fortes à l’image des
développements précédents.
Cela étant
dit, il faut comprendre que la mise en place d’un programme de conformité ne
constitue pas une circonstance atténuante, dès lors qu’il n’a pas empêché la
survenance de l’infraction. En principe, dans le cadre d’une procédure
contentieuse en présence d’un infraction avérée ou possible aux règles de
concurrence, l’entreprise mise en cause ne pourra demander une réduction de
l’amende sous prétexte qu’elle disposait d’un programme de conformité, parce
que visiblement ce programme était inefficace. Une demande de clémence serait
plus cohérence.
De façon
très exceptionnelle, l’Autorité peut décider de réduire l’amende pouvant aller
jusqu’à 10% du chiffre d'affaires mondial lorsqu’il est démontré que
l’entreprise avait pris toutes les mesures utiles, par exemple en reprenant à
son compte les bonnes pratiques issues du Document-cadre. En effet, le risque zéro
n’existe pas. Pour bénéficier d’une telle décision, l’entreprise en cause devra
s’engager à mettre en œuvre des mesures complémentaires pour empêcher, à
l’avenir, la réitération de l’infraction. A terme, l’entreprise ou l’organisme
devra remettre au régulateur un rapport complet et précis en ce sens. A
l’inverse, si l’infraction a été commise en dépit de l’existence d’un programme
de conformité, cela peut constituer une circonstance aggravante en matière de
responsabilité pénale des dirigeants sociaux".